Rond point et poujadisme

Rond point et poujadisme

Aujourd’hui, j’aimerais tenter de vulgariser auprès de vous, chers lecteurs.trices passionné.ées de questions politiques, pourquoi ça le vote extrême droite dans les campagnes en déclin est prépondérant. Pour le dire autrement, comment le vote Rassemblement National est devenu le vote majoritaire des habitants des cantons ruraux français dépeuplés, en l’espace d’à peine 40 ans. Tout d’abord, quelques exemples pour étayer mon propos. Durant les élections européennes de 2024 le RN a connu, par rapport à 2019, un fort renforcement dans les communes de petite taille et rurales, alors que l’augmentation est beaucoup plus faible dans les communes urbaines.

Du coté des élections présidentielles on observe que les scores du RN sont supérieurs au vote macroniste de 6,6 points en 2017 et 8,6 points en 2022 par rapport pour le premier tour des élections, dans les communes rurales².

D’après une des coqueluches des plateaux télé français, Christophe Guilluy, si les idées d’extrêmes droites se sont imposées dans les campagnes françaises, c’est parce que ce sont des espaces qui ont subi un processus de « périphérisation ». Cette « France périphérique » serait la France des territoires ruraux et périurbains, n’ayant pas bénéficié du libre-échange européen.

Ces perdants de la mondialisation auraient été, de surcroît, abandonnés par les pouvoirs publics, qui préfèrent concentrer leurs investissements dans les métropoles cosmopolites. Ainsi, les classes populaires qui la composent nourriraient des positions anti-immigration, anti-taxation et seraient acquises aux idées d’extrême droite car elles auraient été délaissées par l’État et le marché.  La première question que pose ce constat est la relativité même du mot « périphérique ». La France périphérisée : par rapport à quoi, à qui ? Aux métropoles ? C’est mal connaître nos métropoles que de dire qu’une partie de ses habitants ne peuvent pas être, eux aussi, « périphérisés ». Comme si un employé habitant en banlieue parisienne , à Torcy par exemple, ne se sentait pas « périphérisé » lorsqu’il doit faire quotidiennement 2h45 de transports en commun pour aller bosser dans un Franprix parisien, n’ayant pas trouvé d’emploi à domicile.  La « France périphérique » n’existe pas. Tout comme le père Noël et le 15ème mois de salaire : c’est un concept qui n’a pas de réalité concrète. Un article en parle mieux que moi. Il s’intitule « Que crève la France périphérique » du collectif Artifices³. Néanmoins, pour clarifier la suite de mon propos,je vais devoir tenter de vous le résumer. A partir du moment où notre système économique, le capitalisme néolibéral, se base sur l’exploitation de la force de travail prolétaire pour faire fructifier le capital, alors les systèmes « centre-périphérie » sont une de ses organisations spatiales inhérentes. Cette organisation spatiale, produite par le capitalisme, engendre une spécialisation de chaque espace et attribue un rôle à chaque espace. En d’autres termes : si je reprends l’exemple de mon employé de Torcy qui travaille à Paris (nous l’appellerons Christophe, tiens !). Il est, en quelque sorte, le périphérisé de la métropole parisienne. Il dépend d’elle pour assouvir un bon nombre de nécessités (travailler, se soigner, étudier) qui ne sont pas accessibles à Torcy, commune dortoir de l’agglomération. Et pourtant, personne ne parle de mon Christophe comme un habitant de la « France périphérique ». Personne.

Il n’y a pas de « France périphérique », en tant que telle, mais plutôt une économie capitaliste dans sa forme néolibérale. Pourquoi y a-t-il des espaces en France qui ne concentrent pas d’activités économiques dont la valeur ajoutée est créée grâce à une insertion dans le commerce international ? Pourquoi les dépenses publiques dans l’éducation ou la santé ne sont jamais à la hauteur des besoins de la population dans certaines zones ? Car le système capitaliste met en concurrence les territoires français entre eux. Les plus compétitifs, type métropole (Paris, Marseille, Lyon) sont ceux qui se voient honorés d’accueillir en leur sein les activités les plus rentables (les nouvelles technologies, la recherche et le développement, le conseil, la gestion de patrimoine), les autres, eux, peuvent crever. Et là où des investissements publics massifs dans ces zones pourraient compenser l’absence de ces viviers de valeurs ajoutées, l’Etat, depuis les années 80 et le fameux « tournant de la rigueur » se met à imiter les logiques capitalistes. L’Etat veut alors des services, une éducation, une santé, une justice qui soient rentables pour que l’administration publique ait un meilleur équilibre comptable : si il construit une maternité dans le 15ème arrondissement de Paris, qui enregistre 1500 naissances par an, elle sera un investissement bien plus « rentable » qu’à Commercy, petite ville dans la Meuse, le département avec le nombre le plus faible de bébés voyants le jour (53 par an). Ainsi si on part du principe que la « France périphérique » existe, le problème n’est donc pas lié à un pseudo dualisme avec des gens plus favorisés par la mondialisation et des gens délaissés mais bien à l’organisation de la société produite par le capitalisme lui-même.

Contrairement à la pensée simpliste de Guilluy, il n’y a pas une « France périphérique » qui serait un bloc monolithique. Il y a des périphéries plurielles, chacunes subordonnées à leur centre.Croire qu’une seule partie de la France subit la violence du capitalisme nous permettrait d’être plus indulgent envers son vote pour l’extrême droite. On pourrait même « comprendre » pourquoi elle vote pour les fachos, car elle en bave, la pauvre. Vous voyez le piège ? Vous voyez dans quel raisonnement facile on peut se réfugier grâce à cette expression bien trouvé ? Ce discours permet donc facilement la propagation des idées d’extrême droite et c’est en cela qu’il est fortement critiquable.

Maintenant qu’on s’est bien éloigné du concept de Christophe Guilluy, je reviens à ma question initiale : Pourquoi le RN est devenu le premier parti des campagnes ? Comme je ne m’appelle pas Christophe Guilluy, j’annonce immédiatement que je ne possède pas la science infuse pour répondre à cette question. Néanmoins, grâce à l’analyse d’un ouvrage d’un mec sérieux, Benoit Coquard, que je me permets de vous proposer dans ce texte, on va tenter, ensemble, de faire du lien entre le capitalisme néolibéral et le vote RN. Et ce lien, pour Benoit Coquard, ce sont les sociabilités des campagnes.

Benoit Coquard : c’est qui ? Sociologue à l’INRAE, il travaille sur les classes populaires et le monde rural et a écrit Ceux qui restent en 2019. Comme son nom l’indique, ce livre s’intéresse aux populations qui vivent dans les espaces ruraux marqués par un fort déclin démographique. Alors qu’une part importante des habitants de ces zones migrent vers des espaces urbains jugés attractifs, l’autre partie de la population continue d’habiter ces campagnes. Cette population est majoritairement issue des classes populaires, composée d’ouvriers, d’employés, de chômeurs, ayant leurs propre règles et codes sociaux. Comme tout bon sociologue et ethnologue qui se respecte, Benoit recours à l’enquête ethnographique, une enquête immersive qu’il a mené au sein de ces classes populaires. Il a passé près de 10 ans à parler avec des individus, à les écouter, à prendre part à leurs activités professionnelles et sociales. Au total, l’auteur a rencontré environ deux cents personnes dans la région Grand Est, dans les départements de la Meuse, la Haute-Marne, l’Aube, les Ardennes et des Vosges.

C’est important de prendre ce temps d’enquête car on ne savait presque pas pourquoi les campagnes dépeuplées dirigeaient progressivement leurs votes vers des candidats RN. Depuis que cette population a fait irruption sur la scène publique lors du mouvement des gilets jaunes en octobre 2018, de nombreux discours ont été formulés à son égard. Benoit explique que ces classes sont, traditionnellement, des classes « objet » , c’est-à-dire des classes dont les discours les concernant sont plus souvent émis par des membres d’autres classes sociales, les classes supérieures intellectuelles, que par elles même. Venant lui-même d’un territoire rural connaissant un fort déclin démographique, Benoît Coquard se sert de sa double casquette, celle de l’universitaire et celle « du gars du coin », pour pouvoir mobiliser ses contacts pour mener l’enquête. Il se fait ainsi le relais de la population à laquelle il s’intéresse  auprès de ceux qui liront ce livre.

Après 10 ans de labeur, Benoît Coquard comprend quelque chose de fondamental : c’est dans la manière dont les liens sociaux sont vécus dans les campagnes en déclin que l’on peut comprendre les pratiques politiques de cette population. C’est en connaissant et en étudiant les caractéristiques de la sociabilité des milieux populaires ruraux en déprise que l’on peut comprendre les raisons poussant ces derniers à adhérer progressivement aux idées d’extrême droite. Si cette sociabilité est autant révélatrice des dynamiques politiques, c’est parce qu’elle continue d’être « intense et vitale », de par l’homogénéité du groupe social en question. Il existe un réel entre-soi populaire rural dans les cantons dépeuplés, si bien que « tout se sait » car « tout le monde se connait ». La réputation des uns et des autres est très importante : chacun veille à l’image qu’il renvoie aux autres et aux liens qu’il entretient avec son entourage. 

Mais alors :  Pourquoi cet entre soi populaire est majoritaire dans les campagnes en déclin ? C’est à cause du tri qui s’opère entre « ceux qui partent » vers les territoires attractifs, les individus issus de classes moyennes supérieures, et « ceux qui restent » dans ces zones rurales. La grande majorité des jeunes hommes issus des classes populaires sont ceux qui se sédentarisent dans les campagnes en déprise. Cet environnement est favorable à leur réussite sociale. Les emplois présents dans ces cantons se trouvent dans des secteurs traditionnellement « masculins », tels que l’industrie ou l’artisanat. Les hommes peuvent accéder rapidement à un emploi après une formation courte, qui leur apportera une certaine stabilité financière. A l’inverse, les femmes des classes populaires de ces campagnes sont plus nombreuses à émigrer vers des centres urbains pour faire des études et y travailler. Elles y ont plus d’opportunités d’emploi puisque les cantons en déprise concentrent peu d’emplois dits « féminins », dans la santé ou l’éducation par exemple. Les jeunes issus des classes intermédiaires, supérieures et quelques jeunes hommes très précaires émigrent eux aussi vers des villes pour pouvoir se réaliser pleinement. Cette bifurcation sociale produit dans le discours de « ceux qui restent » une distinction entre le « chez nous » et l’ailleurs. Tantôt utilisé pour désigner les grandes villes, Paris ou certains pays limitrophes comme la Suisse, l’ailleurs peut être perçu comme un repoussoir mais aussi comme un El Dorado lointain.

Qu’en est-il du mode de vie et des sociabilités des classes populaires des cantons dépeuplés ? La population vivant dans ces espaces ruraux est avant tout marquée par cette sédentarisation, à la différence de l’émigration entreprise par les autres classes sociales. Le fait de rester vivre dans ces campagnes que les autres cherchent à fuir est la pierre angulaire des caractéristiques de cette population. Concernant la manière dont ces individus se sociabilisent, on peut dire qu’ils se constituent en clans et se retrouvent dans des lieux privés. Depuis plusieurs dizaines d’années, nombre de cafés, bistrots, tabacs, bars et autres lieux de vie de proximité ont disparu dans les bourgs ruraux du nord est français. La destruction de ces lieux de sociabilité à ciel ouvert a généré une sociabilisation se faisant dans lieux privés, « chez les uns, chez les autres » tels que les maisons, les jardins. Cette forme de repli sur soi s’explique aussi par la concurrence dans ces cantons en déprise pour l’accès à l’emploi et aux ressources financières. La manière dont se forment les groupes d’amis reflète l’état du marché du travail peu qualifié. Le marché étant très concurrentiel, il y a un conflit latent entre les individus, qui se répercute dans les amitiés. On ne peut que se fier au cercle proche, qu’à sa « bande » et se méfier des autres, voir même redouter une trahison d’un membre de son « clan ». Ce ne sont pas autour des femmes que se forment les « bandes » d’amis. Elles sont nombreuses à avoir rejoint leur conjoint dans sa bande d’amis et à occuper une position de « pièce rapportée », sans créer des liens systématiquement avec les autres femmes du groupe. Pour elles, l’entrée dans la vie conjugale symbolise très souvent la fin de la vie amicale. A l’inverse, les hommes occupent une place dominante dans les sociabilités. C’est autour d’eux et de leurs activités que s’organisent les moments sociaux. Ils travaillent dans des usines ou des ateliers proches des lieux de résidence, en tant qu’ouvrier, employé ou artisan. En travaillant « dans le coin », les hommes sont visibles par leurs pairs. Par ailleurs, les postes qu’ils occupent sont issus de formations courtes, ce qui leur permet de s’insérer tôt dans le marché du travail pour accéder plus rapidement à la propriété privée. Ces aspects leur confèrent une reconnaissance auprès des autres.

u’est ce qui, dans ce mode de vie des prolétaires de zones rurales en déclin, amène progressivement à voter extrême droite ? Tout d’abord, le repli sur soi social vécu dans ces milieux populaires produit un sentiment d’appartenance fort au groupe d’amis et d’hostilité à tout ce qui est « extérieur » à ce groupe. Il est très valorisé d’être « un vrai pote », faisant passer les intérêts de son groupe d’amis avant ceux des autres. Ce « nous » est tout aussi unitaire à mesure qu’il cherche à se distinguer des franges les plus précaires des classes populaires, ceux qui sont « perdus », n’ayant pas de stabilité financière ou en proie à la consommation de drogues dures. Cette volonté de distinction s’explique aussi par la mise en concurrence constante entre les travailleurs des classes populaires, toujours plus nombreux que les offres d’emplois qui, au fur et à mesure, diminuent et s’éloignent des populations. Il s’opère un glissement sémantique entre le « nous, d’abord » et le dicton des « français d’abord », qui suppose un peuple français menacé par une population immigrée, propre aux idées d’extrême droite. 

Il y a aussi, dans ces cantons paupérisés et dépeuplés, une valorisation des réussites économiques entrepreneuriales, réussites valorisées dans les matrices des partis d’extrêmes droites et les artisans et petits commerçants. La nette diminution du nombre d’usines et d’antennes des services de l’Etat depuis les années 1980 contribue à la fragilisation économique des classes populaires. Seuls les artisans et petits patrons continuent d’avoir une activité économique plutôt constante, et deviennent des employeurs importants de ces zones rurales. Leur succès économique est visible, si bien qu’ils deviennent des figures locales de réussite. Dans le discours des enquêtés, cette réussite professionnelle dépend de la volonté de l’individu, qui a ouvert son commerce ou crée son atelier. Elle ne dépend pas de l’école, des études supérieures ou même des pouvoirs publics. Cette valorisation d’une réussite quasi antisystème parmi les individus étudiés explique que certains soient séduits par le Rassemblement National, parti se présentant souvent lui-même comme « hors du système ». 

Lire Benoit Coquart confirme que ce sont les conditions matérielles d’existence qui expliquent les visions du monde politique. Le repli sur soi expliqué par l’accroissement des inégalités et de la précarité des cantons dépeuplés est instrumentalisé par des politiciens d’extrême droite pour en donner une définition ethniciste et raciste. Pour la faire simple : « si vous galérez, c’est parce qu’il y a trop d’immigrés » ; « si VOUS avez du mal à finir vos fins de mois, c’est à cause d’EUX ». Le « eux », qui n’est pas « nous », car dans la galère, ça sera toujours nous d’abord. Dans ces cantons dépeuplés, l’idée de lutter ensemble n’a plus le vent en poupe, et en même temps c’est normal : les lieux collectifs (centres de soin, usines) s’éteignent. C’est chacun pour soi maintenant. Ainsi, la vision du monde proposée par le Rassemblement National est celle qui ressemble le plus aux visions de conflits entre « clans » partagés par les classes populaires des cantons dépeuplés. Le « eux », les « immigrés », car il est toujours plus facile de les pointer du doigt quand ils sont loin, « eux », qui bénéficient miraculeusement de toutes les aides sociales sans travailler.

Dépeins de cette manière, on peut penser que l’extrême droite a réussi à s’accaparer le vote rural. Alors oui, bravo à eux, ils ont réussi à capter le vote d’une population rurale de classes populaires. Bravo à eux car ils ont réussi à orienter leurs résignations vers des solutions racistes et fascistes : « c’est en arrêtant l’aide médicale d’état pour toutes personnes sur le territoire français, « régulière » ou non, que le pouvoir d’achat va augmenter » « c’est en mettant tous les dealers en prison que vous allez vivre mieux ». Néanmoins, il ne faut pas oublier que parmi toutes les classes populaires, le champion reste l’abstention. Aux dernières législatives de 2024, c’est un ouvrier sur deux qui ne vote pas ⁴. Les gens sont, avant tout, dégoûtés par l’offre politique et ne se sentent globalement plus représentés. Derrière cette politisation à l’extrême droite se cache une crise profonde remettant en jeu la confiance envers les institutions, mais aussi une restructuration des sociabilités qui cassent toute possibilité de solidarité et d’organisation politique. 

Et la surprise : on se rend compte que la démocratie libérale laisse émerger sur le devant de la scène des élites d’extrême droite. La démocratie n’essaye pas de se sauver. Lorsque les intérêts économiques bourgeois sont menacés, alors elle se tranforme en un état de plus en plus fasciste. On a pas oublié les attermoiements de Bruno Retailleau, ministre du gouvernement «  » » » »centriste » » » » de Macron hurlant « vive le sport et à bas le voile » lors d’une de ses dernière prise de parole. Macron lui même déclarait qu’on ne pouvait pas « changer de sexe en mairie : c’est complètement ubuesque ». On se rend compte que ces représentants de l’Etat s’approprient les paniques morales les plus réactionnaires : islamophobie, transphobie… Démocratie libérale et partis d’extrême droite : même combat. Tous les moyens sont bons pour protéger le capital économique, notamment créer des tensions entre les différentes classes populaires (attiser un racisme des blancs de campagnes envers les racisés de zones urbaines) toutes victimes de la violence du capitalisme. 

¹ fondation Jean Jaurès https://www.jean-jaures.org/publication/les-mutations-progressives-du-vote-rassemblement-national/
² Olivier Bouba-Olga https://blogs.univ-poitiers.fr/o-bouba-olga/2022/04/26/le-vote-le-pen-un-vote-rural/

³ https://artifices.blog/2024/07/27/que-creve-la-france-peripherique/

⁴ IFOP https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2024/07/120976-Resultats.pdf